vendredi 8 mai 2015

Crimepenseur de la semaine



Crimepenseur de la semaine

Et le crimepenseur de la semaine est... Emmanuel Todd. 

Dans une tribune publiée par Le Monde, le premier Ministre pourfend l'auteur de "Qui est Charlie ?", livre que Libération avait  qualifié de blasphématoire.


La question n'est pas que Todd puisse faire scandale en critiquant le grand exorcisme fusionnel du 11 janvier (une provocation au résultat prévisible), ni que le premier ministre soit en désaccord avec les thèses du sociologue. Le lecteur a le droit de douter de concepts bizarres comme « catholicisme zombie » et de ne pas être totalement convaincu par les cartes qu'il présente pour démontrer un long déterminisme géographique et historique des comportements politiques (il y aurait des « terres » où pousserait l'athéisme et l'inégalitarisme). Nous-mêmes nous avons quelques doutes sur leur valeur heuristique et pareil débat est parfaitement légitime. Mais là n'est pas la question, ni l'intention rhétorique de Valls. Or celle-ci est de dénoncer Todd, sinon comme conspirant contre le pays, au moins comme objectivement complice de forces obscures, suivez mon regard.

Le malaise naît d'abord de l'effet de répétition. S'il y a une ministre qui avoue ne rien lire (excellente méthode pour ne pas se laisser influencer par autre chose que les chiffres), il en est qui nous déconseillent des livres dangereux comme ceux de Onfray (lui-même coupable de lire de Benoist), Zemmour, Houelbecq, Finkielkraut... Sans parler de Millet, Camus, Obertone, Élisabeth Lévy. Cela commence à faire beaucoup, même si les vertueux peuvent se consoler avec la pensée de Joey Starr ou BHL, apparemment les seuls intellectuels à répondre aux appels au secours gouvernementaux... 

La question d'un anti-intellectualisme de gauche se pose désormais, aboutissant à ce paradoxe d'un pouvoir soutenu par les classes ayant le plus d'études supérieures et les plus consommatrices de biens culturels porter le soupçon sur toute forme de critique intellectuelle des représentations dominantes, pour ne pas dire de l'ordre établi. 

Déjà prompts à dénoncer les horreurs qui traînent sur les réseaux sociaux (fachosphère, gauchosphère, dieudosphère, complotosphère...), nos dirigeants semblent avoir des soucis avec la graphosphère : les piles sur les tables des libraires contiennent des choses bien inquiétantes. Heureusement, il reste les médias mainstream.

Plus sérieusement, le premier ministre attaque le sociologue sous quatre angles significatifs, qu'il nomme quatre « impostures » :

- trucage de la réalité pour ne pas dire désinformation. Todd tenterait de nier la sincérité profonde du « pas d'amalgame » prononcé par des millions de voix. Voire d'y déceler une agressivité à l'égard d'une communauté dominée. Quelqu'un qui suppose qu'il y a de l'inconscient sous le conscient et croit  que ce que l'on dit de plus noble et de plus haut peut cacher autre chose est vraiment répugnant. 

- atteinte au moral de la population, division entre les Français (les dominants qui manifestent, les pauvres et les immigrés qui résistent à l'appel du Bien, où allez-vous chercher ça ?), scepticisme, atteinte à l'unité nationale. Todd est cette fois coupable de ne pas comprendre que la caricature ne veut que du bien à celui dont elle humilie les croyances.  « En l’espèce, la caricature de Mahomet est du côté de ceux subissant le poids des fondamentalismes, la violence des fanatiques qui détruisent, terrorisent, assassinent. Il y a là une inversion des valeurs, une perversion des idées qui consistent à penser que ceux qui tuent sont les faibles. » Dans ces conditions on se demande pourquoi les musulmans se plaignent.

- délire interprétatif crypto-marxiste qui chercherait vicieusement à démasquer le jeu d'intérêts derrière la proclamation des valeurs. En osant suggérer qu'une France blanche, éduquée, plutôt à l'aise, vivant de préférence en centre-ville et profitant grosso modo de la globalisation se soit offert le spectacle de sa propre noblesse, Todd ajoute un élément de poids à son dossier déjà accablant : il accuse carrément les dominants de dominer. Ce qui frise le discours de haine.

- populisme,  par mise en opposition entre élites et masses. Là, c'est le crime absolu qui sent déjà son marinisme : accepter une définition iconoclaste de la gauche. "Une définition qui reflète la tentation populiste en vogue, qui voit dans les « élites » un groupe fondamentalement méprisant, « mondialiste », dont la seule motivation serait de trahir le peuple. La définition de la gauche que donne Emmanuel Todd traduit en fait les passions personnelles de l’auteur".

On voit donc que Todd, aux yeux du ministre,  pèche contre la vérité, contre l'unité nationale, contre les élites, et contre le caractère intrinsèquement moral de la gauche. Avec peut-être, derrière tout cela, le projet révisionniste : « un trait sur le 11 janvier, le remiser, minimiser la portée d’une mobilisation sans précédent, d’un gigantesque élan de fraternité. Il a fait marcher ensemble, dans nos rues, plus de quatre millions de personnes. Contrairement à ce que l’on voudrait faire croire, ce fut bien un mouvement spontané, populaire, venu des citoyens eux-mêmes. »

Les analyses de Todd peuvent être ou bien justes ou bien fausses (et nous pensons qu'elles le sont en partie), mais ici la critique porte sur leurs intentions supposées et sur une démarche qui serait apparue autrefois comme typiquement « de gauche » :
- ne pas croire les discours des acteurs, mais chercher leurs intérêts particuliers derrière les proclamations universalistes 
- penser en termes de classes, distinguer des dominants des dominés
- déconstruire et révéler les conflits, etc.

Dans ce discours qui serait apparu comme typiquement conservateur il y a dix ans, Valls nous offre en creux sa définition d'un « bon » intellectuel comme ceux qui devraient soutenir la juste lutte du gouvernement : croyant ses yeux et ses oreilles, mettant en valeur les facteurs positifs qui rassurent le peuple, indemne de toute mentalité soupçonneuse, ne dressant pas les Français les uns contre les autres (et surtout pas les dominés contre les dominants). Il me semble que l'on doit pouvoir trouver des intellectuels de ce genre. A Paris Match par exemple ou sur les plateaux de télévision.


François-Bernard HUYGHE
http://www.huyghe.fr/actu_1282.htm
7 mai 2015